Catherine Estrade




 
                     Balade sombre




 
Ma jeune sœur m’accompagne. Tout ce qui s’est passé avant n’est qu’un brouillard flou, une longue route faite de carrefours ensoleillés.

Nous sommes déjà dans la cage d’escalier, je sais où je vais. Il fait sombre, mais je vois, peu. C’est au premier, je suis face à une porte, plus rien n’existe que ce panneau percé de petites fenêtres. Ici, il fait noir, seulement la porte. J’arrache le plastique du carreau en haut à gauche et elle s’ouvre.

Il est mort, a vécu ici. Et je pleure, je pleure, toute la douleur est là, à l’intérieur de moi qui suis à l’intérieur de moi. Et je pleure, dans cette pièce unique, sans meuble, sans trace. Un poing monte de mon ventre à mon cœur, un poids lourd et dur. Toute la douleur est là, celle de la perte, celle de l’évidente perte. Il y a le silence aussi, même pas l’effluve d’un grain de cuivre, pas une note pour détourner la peine. Le chagrin est en moi tout entier. Coltrane était là en 1962 et moi j’ai vieilli.

Puis j’enferme tout. Les larmes, je les dompte, les accumule quelque part dans une poubelle, dans une cave. J’oublie, je me détourne.

Juste avant de redescendre, ma sœur crie plus qu’elle ne parle :
« Avant que la lumière ne s’éteigne, j’ai vu un cafard ». Mais il n’y a jamais eu de lumière, juste celle d’un jour qui pointe.

Alors, j’espère que la lumière ne reviendra pas. Un bref instant, je veux sortir à tâtons, ignorer. Mais les néons éclatent leur froideur sur l’escalier. Partout des excréments, des blattes énormes accrochées aux murs, du papier toilette en lambeaux, partout.  Et là, juste en face de moi des Afro-américains (5 ou 6) montent sur le côté gauche. Ils sont très jeunes, tous vêtus de noirs. Je la vois, elle, surtout, crinière épaisse bandée d’un morceau de tissu gris, robe noire col roulé, collant noir. Leur tenue est élégante mais ils sont tristes, muets. Les yeux baissés, ils ne nous regardent pas, nous évitent. Je m’inquiète à l’idée qu’ils puissent dire quelque chose et ne comprends pas comment ils peuvent vivre là. J’ai le temps, aussi, de me demander s’ils savent qui a dormi dans cette pièce vide.

Et puis la rue…