Audrey Soulié

                             
Le Fin.


 
            La phrase interdite rebondissait aux dimensions exiguës de sa pièce blanche, et rebondissait

encore, et refroidissait, leitmotiv pitoyable auquel il lui était bien difficile de croire. Chaque jour ne

passait que pour décevoir sa lancinante attente, vaine comme terre brûlée, jusqu’au lendemain,

inévitable recommencement. Et elle se prenait parfois à rêver du Fin.

 

            Quand le déroulement insupportable et lent des minutes vaincues cliquetait trop lugubrement

sous la lumière unifiée, elle songeait à ce que pouvait être ce Fin des mondes anciens, disparu

aujourd’hui de toutes les pièces blanches qu’elle avait pu connaître depuis sa création – sûre au fond

d’elle-même qu’en même temps que lui, le Fin avait emporté la solution de l’humanité dans les

méandres énigmatiques du néant.

 

            Le Fin l’intriguait au-delà de toute mesure – et personne n’avait à sa connaissance jamais été

intrigué. Elle s’éveillait parfois, sauvagement, au beau milieu de sa torpeur réglementaire, prise de

panique à l’idée du pouvoir immense de cette chose qui, par son simple nom, pouvait l’amener à

ébranler sans le vouloir les cadres rigoureux de sa discipline –et personne n’avait à sa connaissance

jamais été pris de panique.

 

            Et là, haletante et désemparée, assoiffée alors que l’heure de l’eau n’était prévue que bien plus

tard, elle sentait quelque chose de dur serrer ses organes à l’intérieur de son ventre et de son corps,

jusqu’à ce qu’elle étouffe ; et, ne sachant comment comprendre ce qui la paralysait, elle se persuada

bientôt que gisait en son être une sorte de bête – se repaissant de ses questions interdites pour la punir,

et retombant au sommeil dès que celles-ci disparaissaient.


 
            La contamination – ou l’envoûtement, comment savoir ? – avait eu lieu lors de sa quinzième

sortie annuelle. C’était certain parce qu’il n’y avait pas d’autre explication. Elle tenait trop à la stérilité de

sa pièce blanche pour y avoir laissé entrer une quelconque bactérie. Ce ne pouvait être que lors de cette

étrange sortie qu’on imposait tous les ans aux humains afin de les resocialiser, sortie qu’elle subissait

sans encombre chaque année. Ces contacts tièdes de mains étrangères ne pouvaient apporter guère plus

que des microbes.

 

            Tordue de douleur au centre de la pièce blanche qu’elle ne reconnaissait plus pour sienne – et

personne à sa connaissance ne s’était jamais tordu de douleur – elle repassait les images rapides de

l’événement, jusqu’à l’instant du soupçon. Pause.


 
            Un être humain miniature de sexe féminin accroche sa main sans rien dire. Elle essaie de se

dégager mais ne le peut sans être brutale, alors, elle ne fait rien – et personne à sa connaissance n’a

jamais été brutal. Elle marche, et devient presque reconnaissante à la petite chose agrippée de son

obstination : nul être humain ne peut matériellement lui serrer la main comme d’ordinaire puisqu’on

serre toujours la main droite et qu’elle est occupée, cette main-là. Mais la sensation est si inhabituelle

qu’elle en reste déplaisante. Alors elle marche encore, sans arrêter, comme si de rien n’était. En

marchant, elle tombe sur le fou. C’est sa journée. Pause du souvenir.


 
            Le fou a toujours été là, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Tout le monde le fuit, bien sûr – et

personne à sa connaissance n’a jamais recherché la compagnie du fou – mais la petite chose accrochée à

sa main, en le voyant, s’arrête et tire sur sa main en produisant un bruit étrange et cristallin qui semble

naître d’une émotion. Elle a peur. Et personne a sa connaissance… ou peut-être… Dans le souvenir, le fou

lui parle d’autrefois : « Autrefois, du temps du Fin, du temps ou le Fin était possible, les hommes… ».

 

Et puis un homme brutal avait assommé le fou – et c’était la première fois qu’elle voyait un homme

brutal – et tout en souriant avec une profonde gentillesse, il avait décrochée la petite chose blonde

toujours agrippée à sa main. Il avait fallu qu’il insiste un peu mais, comme il souriait toujours

gentillement, elle n’avait rien dit. Le petit être de sexe féminin avait crié très, très fort en hurlant des

mots sans suite qu’elle ne comprenait pas.


 
Et pourtant, même après que la visite s’était terminée, même après l’évanouissement, et même encore

là, dans sa pièce blanche méconnaissable, elle entendait encore les cris de la petite chose fragile : « ma-

man-ma-man-vien-me-cher-cher-ma-ma-ma-man-ma-man-ma-man » qui lui plantaient comme des

pieux lourds dans le crâne.

 
Et la bête revenait lors même qu’elle essayait de refouler au loin toutes les questions interdites qui

vrillaient ses tympans soudain fatigués. Et ne sachant pas comment demander à la bête de s’en aller,

puisqu’elle ne savait toujours pas s’il s’agissait de Fin et que sans l’appeler par son nom il n’y avait pas de

parole possible, et se refusant à être l’instrument de ce qui peut-être relancerait l’épidémie, elle résolut

de faire taire ces menaces à tout jamais.

 

Aujourd’hui elle a retrouvé son calme. C’est même le plus calme de tous les sujets du bâtiment C. Elle ne

trouble sa torpeur réglementaire que pour éliminer les bactéries de sa pièce blanche, et pour l’heure de

l’eau.


 
Mais, toutes les nuits qui précèdent les sorties annuelles, auxquelles elle refuse d’assister désormais – et

personne à notre connaissance n’a jamais refusé d’assister à une sortie  annuelle – elle s’endort

véritablement au milieu de sa torpeur et crie « ma-man », trois fois. Puis on ne l’entend plus.

 

Personne ne comprend mais après tout, on ne peut pas tout comprendre.

 
Et personne à notre connaissance n’a jamais cherché à comprendre quoi que ce soit.

 


 









Écriture 







"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


Musique