Audrey Soulié                                                                                                                 Accueil Ecriture


Le Violon.
 


Je ne pourrai pas être précise. Je n’ai pas de mémoire, surtout pas celle des dates. Et c’est une histoire ancienne. Plus de vingt ans, disons. C’était certainement en juin, ou alors en septembre, peut-être. Il ne faisait pas trop chaud mais les tables des restaurants de la place Théodore étaient sorties. J’ai fait un détour. Il y a trop de monde sur cette place quand les tables sont sorties, surtout les gens du quartier qui veulent lier conversation. C’est la raison pour laquelle j’ai fait un détour, ce matin-là, un mardi. Le mardi matin, j’allais au pressing de la rue Blanchot récupérer ma robe noire, parce que j’en avais besoin pour le soir. J’avais sur mon bras gauche ma robe noire, suspendue par le milieu dans son emballage plastique, je savais que les tables étaient sorties sur la place Théodore, j’ai fait un détour par les ruelles. C’est là que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
 
Il se tenait bien droit au milieu de la chaussée. J’ai pensé qu’il m’attendait. J’ai pressé le pas pour arriver plus vite, sans réfléchir véritablement au motif exact de cette précipitation, ce qui m’a étonnée par la suite mais sur le moment me sembla tout à fait naturel. Ce que j’ai remarqué d’abord, c’étaient ses yeux. Il avait de grands yeux gris presque durs et un regard fixe et franc qui ne cillait pas. Il n’a pas bougé d’un millimètre. J’ai dû m’arrêter face à lui. Il était vêtu comme un dandy d’un autre temps et c’était très étrange pour un enfant de cet âge. Bientôt, il s’est incliné très poliment, m’a débarrassée de ma robe noire qu’il a posée sur son propre bras gauche avec beaucoup de précautions et des gestes très doux, délicats, presque surannés. Puis il m’a tendu son bras droit, j’y ai posé ma main et nous sommes rentrés à la maison.
 
Une fois rentrés, j’ai cherché la clé du bureau de grand-père et j’ai ouvert la pièce qui ne l’avait pas été depuis son départ. Nous avons attendu un peu devant la porte ouverte, debout, dans le petit couloir, peut-être pour nous habituer à la pénombre ou à l’odeur de papier, de poussière et de tabac froid. Je suis entrée, j’ai ouvert les fenêtres après avoir entièrement remonté les stores. On voyait la place Théodore et quelques arbres. Nous avons nettoyé la pièce, déplacé le canapé-lit, rangé les livres qui encombraient le sol. Il a eu l’air satisfait. Je suis sortie de la pièce et j’ai fermé la porte. J’avais la sensation très nette que les choses rentraient dans l’ordre.


***
 
Le mercredi matin, je me levais à onze heures quinze, à cause de mon coucher tardif du mardi soir. Ce mercredi-là, un sac à provision était posé sur la table de la cuisine et il rangeait le contenu du deuxième sac dans les placards. Une fois son œuvre finie, il emporta le troisième sac dans son bureau – je pensais déjà son bureau – dont il ferma la porte. Je ne le voyais que pour le repas de midi et celui du soir. Cela dura ainsi jusqu’au vendredi, où il vint s’incliner devant moi très poliment avant de me quitter, pour revenir m’attendre le mardi suivant, au même endroit. Tout le temps que nous avons vécu ensemble, ce fut notre rythme particulier et les choses se déroulèrent toujours exactement ainsi et dans cet ordre.
 
Ce qu’il faisait du vendredi soir au mardi matin, je ne l’ai jamais bien compris, il ne me l’a jamais expliqué – c’eût été d’ailleurs difficile puisque, dans un accord tacite, jamais nous n’avons échangé un seul mot. Ce silence, je ne crois pas qu’il soit venu à l’idée de l’un ou de l’autre de le briser et, le temps avançant, il était devenu de toutes manières totalement inviolable. En outre, nous étions l’un comme l’autre totalement dépourvus de curiosité quant à certains détails – je ne l’ai pas plus interrogé sur son costume et sa lavallière d’un autre âge (qu’il échangeait à la maison contre un jean et un T-Shirt banals) qu’il ne m’a vue porter la robe noire dont il prenait soin sur le trajet du mardi matin. Je sais qu’à notre rencontre il n’avait guère plus d’une dizaine d’années, qu’il n’aimait ni les endives ni les choux de Bruxelles, qu’il dormait sur le côté, en chien de fusil, une main sous sa joue comme l’enfant qu’il était, qu’il lisait beaucoup de livres, en français, en anglais, en latin avec un dictionnaire, qu’il écrivait beaucoup et comme un chat. Je sais aussi qu’il faisait parfois des cauchemars, rarement et toujours à deux heures trente-cinq du matin, qu’il ne souriait pas, ne pleurait pas, semblait indifférent au monde qui l’entourait, à l’exception des chats, des arcs-en-ciel et des voitures américaines qui semblaient le fasciner prodigieusement.
 
Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, je ne sais plus, il a disparu soudainement. Le mardi matin, à mon retour du pressing, j’ai porté seule ma robe noire sur tout le trajet jusqu’à la maison – et je me souviens l’avoir trouvée très lourde tout en pensant que c’était ridicule pour une étoffe si légère. L’emballage plastique irritait la peau de mon bras.
 
Dans le bureau vide, rien n’avait bougé pourtant. Le lit était replié comme à l’accoutumée, le jean et le T-Shirt posés soigneusement sur la chaise, les livres rangés en piles harmonieuses sur le bureau, encadrant un petit tas de cahiers et un stylo plume noir – celui qu’avait laissé là mon grand-père parce qu’il le trouvait trop léger pour écrire sérieusement. Dans la salle de bains, un T-Shirt taille douze ans et des sous-vêtements dormaient silencieusement dans la corbeille du linge sale. Je ne m’interrogeai pas davantage, enfilai ma robe noire et mes chaussures, me coiffai, sortis.
 
***
 
Le lendemain matin, à onze heures quinze, alors que je me levais, la sonnette de la porte d’entrée retentit, ce qui me perturba quelque peu puisque depuis longtemps, en réalité depuis le départ de mon grand-père, je ne l’avais plus entendue. Je me souviens même avoir manqué de perdre contenance. Ma main tremblait en actionnant la poignée de la porte et j’avais pourtant dormi huit heures, comme à l’ordinaire. Un jeune homme en uniforme rouge et blanc, souriant et pressé, me tendit deux sacs à provisions et disparut comme il était venu.
 
Ce manège et son absence durèrent quelque temps et puis, un mardi matin d’hiver (il avait neigé) il était là, à nouveau, dans la ruelle, au même endroit, à la différence près qu’il portait dans son dos un étui à violon maintenu par une bandoulière et qu’il avait grandi (son pantalon de costume laissait voir ses chaussettes dans ses tennis qui n’étaient plus grises mais blanches).
 
Notre vie commune et silencieuse reprit alors presque exactement de la même manière. Je défis proprement l’ourlet de son pantalon puisqu’il ne semblait pas vouloir en changer, il parut satisfait. La seule et véritable modification de nos rituels fut l’apparition d’un rituel nouveau, dont le point central était le violon. Le moment du violon prit place assez naturellement le jeudi soir et durait deux heures exactement, de vingt-et-une heures à vingt-trois heures précises. Mon rôle était toujours exactement le même. Je m’asseyais dans le fauteuil de cuir du bureau, près de la fenêtre centrale. Je restais là, tranquille et désoeuvrée, le regardant qui regardait son violon.
 
Au début, d’ailleurs, il ne le sortit même pas de son étui, qu’il se contentait de poser bien en évidence au sol, au centre de la pièce, sans l’ouvrir, si bien que me venait parfois à l’esprit la possibilité étrange que la boîte pût être vide. J’en déduisis qu’il était certainement dans une phase d’observation, respectable bien que je n’en comprisse guère l’intérêt. Il commença par lire des livres. Beaucoup de livres. Certains très volumineux, d’autres très fins, d’autres encore, moyens. Sur quelques uns, il y avait des illustrations et des annotations musicales. De temps en temps, il interrompait sa lecture pour recopier un passage dans l’un de ses cahiers, ou pour observer longuement l’étui posé à terre.
 
***
 
Un soir où je jouais mon rôle, pelotonnée dans le fauteuil pour lutter contre la froideur hivernale, je commençai à regarder d’un autre œil l’étui à violon, toujours à la même place et tellement lié à ce lieu que j’aurais pu très facilement oublier qu’il était là. C’était un étui très banal, noir, élimé, d’une matière quelque peu cartonneuse qui n’avait pas l’air très solide, un objet de peu, de qualité médiocre voire même assez laid, somme toute. De mon fauteuil, je voyais les gonds craquelés et rouillés du couvercle qui brillaient dans la semi-obscurité comme des yeux de chat. Je me souviens être restée ainsi, immobile, à considérer attentivement l’objet, à penser aux tziganes du terre-plein pierreux et aux propriétés du phosphore et, certainement, à mille autres détails que j’oubliai aussitôt, voire même peut-être à rien du tout, - cependant que mes yeux restaient braqués ainsi, sur les yeux de chat du couvercle vieux. L’odeur si particulière qui flottait dans le bureau depuis l’arrivée du violon n’était peut-être pas étrangère à la torpeur inquiète qui m’envahissait sourdement. Une odeur familière et étrange, presque imperceptible, terriblement attirante pourtant – et qui s’évanouissait sitôt que j’essayais d’en déterminer la substance et l’origine.
 
Je remarquai soudain dans un frêle sursaut qu’il avait surpris la singulière modification de mon regard, le léger déplacement de mon corps engourdi dans le fauteuil de cuir, l’imperceptible accélération de ma respiration, - et il se produisit alors un phénomène si étrange et si inhabituel que je doute encore aujourd’hui de sa réalité – et ce même si tout ce qui arriva par la suite fut imputable directement à ma perception de ce mouvement insaisissable – quant à savoir si cette perception était ou non erronée, je ne peux guère le deviner ni même, en outre et finalement, y accorder tant d’importance. Toujours est-il qu’il me sembla à ce moment précis que soudain ses yeux gris s’allumaient et se plissaient dans le même temps – je repensai alors brièvement au phosphore et aux tziganes – tandis que ses lèvres s’étiraient, formant sur sa bouche comme l’ébauche d’un pâle sourire, maladroit, fugace et incrédule.
 
Étrangement bouleversée, je tâchai bien soigneusement de rester stoïque et de ne pas bouger d’un millimètre, appliquant ainsi la technique de l’animal en danger de mort pour échapper à un risque terrible. Et il m’apparaissait effectivement qu’il l’était, terrible et risqué, cet état qui me submergeait sans que je pusse m’en défendre, qui m’empêchait tellement de penser que les larmes m’en vinrent aux yeux. Je me concentrai de toutes mes forces, péniblement, laborieusement, sur les yeux de chat du couvercle de l’étui à violon et commençai à compter avec soin les lignes du carton craquelé, ce qui me rassura, me calma grandement, m’occupa un petit moment avant de m’absorber tout entière, tant et si bien qu’en relevant la tête je m’aperçus que l’heure était passée et qu’il avait quitté la pièce sans mot dire.
 
***
 
Le lendemain matin me trouva agitée. Je me souviens avoir tardé à accomplir des choses ordinaires, et même avoir égaré des objets quotidiens avant de les retrouver dans la minute à une place qui n’était pas censée être la leur, pourtant bien définie depuis longtemps. Je perdais mes repères ce qui, d’autant que je pouvais m’en rappeler, ne m’était jamais arrivé auparavant. J’avais toujours considéré que ce type d’événement sans intérêt ne pouvait se produire que dans les romans que je lisais le mercredi soir, qu’il s’agissait d’une curiosité improbable et totalement fantasmagorique – le genre d’événement irrationnel qui n’a d’autre avantage que celui de ne pas exister.
 
Quand il vint me saluer poliment avant de me quitter ce vendredi, j’eus bien de la peine à conserver nos habitudes mais, ce cap dépassé tant bien que mal, je me sentis soulagée de ce retour à la normale hebdomadaire et je retins mon sourire jusqu’à ce qu’il ferme la porte et que le bruit de son pas ne soit plus perceptible.
 
***
 
Le mardi matin lui aussi fut, pour ma plus grande joie, tout à fait habituel. Je sortis pour aller chercher ma robe noire, évitai soigneusement la place Théodore dont le redoux avait fait refleurir les tables bruyantes, rentrai par les ruelles où il m’attendait à sa place habituelle. Encore une fois, il s’est incliné très poliment, m’a débarrassée de ma robe noire qu’il a posée sur son propre bras gauche avec beaucoup de précautions puis m’a tendu son bras droit, où j’ai posé ma main le plus délicatement possible - et nous sommes rentrés à la maison.
 
Alors que je le laissai passer le seuil de l’entrée pour refermer derrière lui, je constatai qu’il avait encore grandi et que son pantalon de costume commençait à manifester une sorte d’inadéquation curieuse avec le reste de sa personne. Sans un mot, il regagna son bureau et je gagnai pour ma part la salle de bains afin de me préparer avant de sortir.
 
Une fois coiffée, je pris ma robe noire, la débarrassai de son emballage plastique puis la suspendit à un cintre que j’emportai dans ma chambre. Je m’assis sur mon lit et considérai vaguement la robe accrochée au porte-manteau de la porte. Une torpeur s’empara de moi. J’étais totalement incapable de bouger et je crois me souvenir que, dans les premières minutes de cette immobilité forcée, je ne m’inquiétai guère, ne pensai à rien du tout, comme bercée par quelque chose d’indéfinissable.
 
Je restai ainsi longtemps, je crois, jusqu’à ce que je saisisse soudain que j’étais sur le point de me demander pourquoi, encore une fois, j’allais mettre ma robe noire, mes chaussures, sortir, aller là où mes tristes souvenirs survivaient encore un peu, revenir, m’endormir, me réveiller le lendemain à onze heures quinze.
 
Au même moment, - un éclair dans lequel toutes les questions sur le point d’éclore étaient agglomérées en bouton comme avant la création de l’univers, - me parvint de très loin un son particulier qui ressemblait à une plainte lente, sourde puis de plus en plus claire, puis de plus en plus rapide, rapide, aussi rapide que le torrent de larmes qui inonda d’un coup brusque et interminable mes joues d’enfant perdue.
 
Je restai assise longtemps sur mon lit, immobile, longtemps, longtemps,
- longtemps après que le chant du violon ne vienne enfin s’endormir dans mes bras.
 
 
 
 





 
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"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


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