“Vivre en conflit avec le monde entier et en particulier avec les autres, voilà qui est à la portée du premier venu.
Mais sécréter le malheur tout seul, dans l'intimité de son for intérieur, c'est une autre paire de manches.
On peut toujours reprocher son manque d'amour à un partenaire, attribuer les pires intentions à un patron
ou mettre sa propre mauvaise humeur sur le compte du temps qu'il fait
- mais comment s'y prendre pour faire de soi-même son pire ennemi ?”

Paul Watzlawick, Faites vous-même votre malheur.

Chez Le Schtroumpf Grognon.

          


La situation.

Je ne comprends pas. Non. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Je suis réveillé, ça oui, c’est sûr. Depuis le temps que les affres du sommeil, de l’anesthésie généralisée, de la chape de plomb cérébrale, etc, me tenaient en joue comme un petit pois coincé dans sa cosse, je vois bien le contraste : me voilà de retour parmi les vivants et, chose Ô combien surprenante, sans avoir changé le moins du monde de caractère (si, ça existe), - sans que mon naturel grogneur, revanchard, soupe au lait, pénible et raisonneur ne se soit le moins du monde atténué, non – pourtant, avec l’âge, on pourrait croire que, mais non : toujours cette logorrhée verbale trépidante, toujours cette propension stupide à faire des phrases, toujours ces râleries chroniques ridicules avec lesquelles j’aime tout particulièrement assommer mes semblables mais, mais, mais, tout de même, j’ai comme la vague et bizarre impression de m’être réveillé pour rien.
 
Parce que non, vraiment, non, je ne parviens pas à écrire quoi que ce soit sur la situation.
 
Déjà, voyez, je dis la situation, et pas le carnage sanguinaire, ou la connerie humaine, non, je dis, la situation. C’est un mot commode pour dire que je suis bien emmerdé. Ça oui. Pourtant, on aurait pu croire que non. C’est vrai, quoi. J’aurais pu me croire sauvé. Enfin. Avec une cause à défendre. Une vraie, une belle, une juste, qui fait de l’effet, qui fait qu’on vous prend pas pour la moitié d’un con. Je me voyais déjà, moi, enfant de notre belle école laïque républicaine et lumineuse, traverser la rue jusqu’à la boulangerie avec dans les yeux la lueur de l’action, avec dans la bouche les grands mots des grands remèdes, avec dans le ventre le feu qui brûle d’être du bon côté. Avec enfin, enfin, quelque chose à dire. Avec, enfin, enfin, enfin, de quoi m’indigner vertement et fortement sans que ça ne me demande trop l’effort de me retrousser les manches et de mettre mes mains dans la merde de l’engagement (ce qui m’obligerait à avoir avec les autres des relations humaines – quelle horreur). Avec de quoi enfin, enfin, enfin, oui, parfaitement :
enfin !
- être rassuré : on est du côté des gentils, des bons, de la liberté d’expression, des valeurs universelles de notre grande république qui est, bien sûr, un exemple pour le monde, et, d’ailleurs, le monde le dit. Resistons, camarades ! pleurons de concert dans la solidarité face à l’horreur !
 
Tout ceci, finalement, est absolument formidable. Un bon ennemi bien cruel et bien taré auquel s’opposer, ça a de quoi vous solidifier une nation, que dis-je, plus que ça, même. On va pouvoir revenir à ce passé enstatufié qui marchait si bien parce qu’on a perdu le souvenir qu’en réalité il ne marchait pas si bien que ça. On va pouvoir s’appuyer sur les traditions immémoriales, du vrai, du sûr, du solide dans ce monde où la valeur de nos carcasses est aussi fluctuante que la bourse, on va pouvoir en remontrer à tous ceux qui croyaient que la Révolution c’était fini depuis des siècles, et que l’esprit qui fut notre souffle était mort. Et non. On ressort Voltaire, on secoue la démocratie, on invoque la tolérance comme une mère protectrice, on a raison. On a la raison pour nous, la raison est dans notre camp, et ça, de nouveau, c’est formidable.
 
Pourtant, bizarrement, non, je n’arrive pas à le pousser, mon coup de gueule.
C’est étrange, parce que, pourtant, pourtant, je suis en colère.
Très.
 
En colère contre tous ceux qui des années durant ont craché sur l’intelligence et s’étonnent à présent qu’y ait plus de valeurs, mon bon monsieur.
En colère contre ceux qui des années durant ont poussé si loin l’intelligence lucide et désabusée qu’ils n’ont pas pris le temps de faire un quart de tour pour bouger leur cul et voir si par hasard, y aurait pas quelque chose à faire quand tout fout le camp, ma bonne dame (oui, tout fout le camp).
En colère, surtout, contre moi, avec mes mains vides, mon coeur qui déborde et mes yeux secs, et mes beaux discours logiques et rationnels sur la situation.
 
La situation, là, tout de suite, c’est que je voudrais bien pleurer.
Et après, faire quelque chose. Quoi, j’en sais rien. Quelque chose d’utile. Pour changer.
Et après, parler, crier, tempêter, râler, vociférer, - et que ça serve à quelque chose d’autre qu’à soulager mon impuissance.  


 


 
 
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"J'apprends à voir. (...) 
J'ai un intérieur que j'ignorais. 
Tout y va désormais. 
Je ne sais pas ce qui s'y passe."

 
R.M.Rilke.
 


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